Assouplissez vos maxillaires : sucer ces putains de parasites Y et Z n’est plus négociable. Il faut dorloter les fragiles pour qu’ils daignent accepter nos salaires exorbitants en échange d’un peu de temps de cerveau, de quelques minutes par jour à lever le nez de leurs portables.
Après des décennies d’immobilisme et de management à la papa, le temps est certainement venu de revoir nos standards. Il faut se rendre à l’évidence : les héros de l’impossible ne font plus la queue devant le bureau du recrutement. Les bons profils sont rares, nos rangs clairsemés, nous devons attirer les cadors et les faire rester. C’est une question de survie.
Aujourd’hui, l’offre et la demande ont changé de camp : c’est à nous de séduire, de faire envie, même si ça nous fait bien mal au cul.
Alors ça y est, contrainte et forcée, la Boite a décidé de réagir.
C’est parti pour le grand barnum :
Deux jours de télétravail par semaine pour un meilleur équilibre vie pro-vie perso.
Des tickets restaurants surévalués pour payer les putains de salades composées.
Des canapés partout, parce qu’une envie de sieste peut aujourd’hui vous prendre n’importe où, n’importe quand.
Une salle d’allaitement pour la traite des mamans, même si heureusement, Kevin et Lola ne se reproduisent plus.
Fontaines à eau, deux tisaneries par étage.
Terrasse en haut, terrasse en bas, tables de ping-pong et babyfoot.
Deux salles de sport pour entretenir les physiques de lâches.
Postes de travails ergonomiques.
Garage à vélos, box à trottinettes.
J’avais milité pour le toboggan et la piscine à boules, mais on m’a opposé un problème d’assurance. Tant pis.
Après une longue période de déni marquée par de multiples échecs de management, Sauron s’est réveillé un beau matin avec la conviction que pour survivre, la Boîte devait opérer d’urgence un virage serré et se réformer.
Une prise de conscience aussi tardive qu’inespérée. J’avais pourtant plusieurs fois vainement essayé de faire réagir le hiérarque réactionnaire, mais je m’étais heurté à un mur.
« Reznyk, c’est notre dernière chance.
Notre destin est entre les mains de cette bande de fils de putes qui ne baisent même plus.
Je viens de lancer la semaine de la qualité de vie au travail… Vous avez lu le programme de cette branlette infâme ?
Conférences sur le travail de demain, ateliers smoothies vitaminés, massages sur chaise, bains lumineux.
Voilà ce qu’on est devenus.
Alors, ça va être ça notre quotidien ? Masturber des divas asexuées pour qu’elles ne se barrent pas en claquant la porte ?
À quel moment ce monde a-t-il vrillé ? »
J’ai eu une demi-seconde l’envie folle d’être honnête et de lui répondre qu’on était loin du compte, que tout ce cirque était vraiment un moindre mal. Que dans un monde un peu plus rationnel, son salaire indécent, son bureau de 150 m², sa berline de luxe, ses deux chauffeurs et son harem de pompeuses auraient dû le mener droit à la guillotine.
Pauvre merde, ta tête devrait depuis longtemps être exhibée au bout d’une fourche devant le bureau de la compta.
Fort heureusement, mon instinct de survie s’est mis en branle et j’ai réussi de justesse à rester silencieux.
Sauron était debout devant la baie vitrée de son luxueux bureau. Son regard se perdait sur les toits de Paris colorés par les lueurs du crépuscule.
« Je sais qu’on se comprend tous les deux.
Au fond, je pourrais envoyer paître toutes ces larves inutiles et m’appuyer sur une dizaine de gars comme vous.
Des hommes solides, totalement engagés pour le service public, animés par de vraies valeurs, habités par le sens du sacrifice et du don de soi.
Je vous propose un whisky ? Ce fabuleux Ardbeg 24 ans d’âge est magnifiquement tourbé. »
Son désespoir était palpable. C’était la fin de sa civilisation.
« Cela aurait été avec grand plaisir monsieur le directeur, mais ma séance de méditation guidée débute dans 5 minutes dans le hashram de la DRH. »