Vous vous demandez certainement comment j’ai fait pour atterrir là. Sur mon fauteuil chesterfield au centre de la coupole du télescope de Lovell. Comment un type comme moi pourrait-il disposer à sa guise d’une telle terrasse ? Tout ça pour y siroter un malibu-banga le regard perdu dans les limbes d’une intense réflexion. Ça aurait fait plus classe de déguster un vieux whisky en fumant un cohiba volé dans la réserve de Fidel Castro. Mais je n’aime pas le whisky. Et je ne fume pas. Il s’agit de rester quand même un peu réaliste.
Et d’abord, c’est quoi « un type comme moi » ? Au fond vous n’en savez rien. Vous ne savez de moi que ce que je veux bien vous en dire. Et si ça se trouve, tout est bidon. Ce serait tout à fait surprenant, mais gardons à l’esprit que c’est une possibilité. Bref. Acceptez la réalité et partez du principe que je n’ai aucune raison de raconter des histoires, pas plus que de m’inventer une vie pour amuser la galerie.
C’est donc là, au milieu de ce capteur géant perdu dans la campagne anglaise que j’ai choisi de me poster, avec l’espoir d’intercepter les ondes cosmiques qui m’aideront à faire un choix. J’aurais pu tout aussi bien invoquer la voix de mes ancêtres dans les étoiles, comme Simba. Mais à bien y réfléchir, autant que je sache et aussi loin que remontent mes informations, aucun de mes aïeux n’a fait de choix de vie très inspirés ou du moins plus brillants que les miens. Alors oui. Mieux vaut faire confiance aux chants mystérieux de l’univers. Attendre un signe. Un message de l’au-delà, qui m’orientera dans ce moment de doute intense.
Même si nous avons la chance de parcourir le monde au mépris de notre empreinte carbone, Mme Reznyk et moi, nous avons établi notre camp de base dans cette capitale grise, ou tout est trop ceci et trop cela. Alors, on se plaint. On râle. Souvent. Disons simplement que nous avons des envies d’ailleurs de plus en plus fréquentes.
On chouine, on chouine, et voilà que le destin me propose un poste de nabab, dans une station balnéaire pour vieux bourgeois. Le projet est alléchant et il est aussi très accessible. De source sûre, mon profil correspond aux attentes des décideurs.
Elle est donc bien là, l’occasion d’échanger cette vie pour l’air de la mer, les huîtres et le pinard, avec pour seul tracas quotidien d’éviter les merdes de caniches abandonnées sur les trottoirs par des amis des bêtes trop usés ou trop prétentieux pour les ramasser. Il suffit de saisir sa chance. Rassembler quelques preuves de mon incroyable talent. Remplir une demande. Passer quelques coups de fil. Simple.
Ouais c’est simple. Sauf que ce qui devrait être une évidence a peu à peu laissé la place à un terrible doute. On s’est mis à hésiter. D’abord chacun dans notre coin sans trop oser en parler. Après avoir maudit notre vie à chaque averse, à chaque sale tronche croisée dans le quartier, il n’était pas facile d’avouer qu’au fond, tout ça n’était pas si mal. Et puis l’inévitable discussion s’est invitée à la table conjugale : « t’en penses quoi au fond ? On le fait ? On le fait pas ? »
Soulagés de voir que l’incertitude était partagée, on a sorti ce fameux tableau à deux colonnes que tu connais. Le tableau des grandes décisions, celui avec les pour et les contre. Combien de fois durant notre court passage sur cette terre nous retrouvons-nous face à un vrai choix de vie ? Un choix qui va bouleverser durablement et significativement le cours de notre existence ? Quatre fois, peut-être cinq ?
On a rempli les colonnes : le restau italien, les supermarchés ouverts tard le soir, les théâtres où on va rarement, les musées où on ne va jamais, la proximité des aéroports et l’offre de transport en commun sont venus plaider contre le départ. Je notais avec amusement que les « contre » étaient souvent empreints d’une part non négligeable de mauvaise foi. Le pompon étant remporté par la boutique de gadgets japonais Miniso, avancée par Mme Reznyk.
À la fin de l’exercice, nous étions face à un équilibre quasi parfait. Un équilibre particulièrement gênant. Mais en fait, tout indiquait qu’aucun de nous deux n’avait réellement envie de partir. Cette opportunité inespérée avait réussi à nous réconcilier avec notre quotidien. La peur de l’ennui d’une vie au calme dans un environnement privilégié nous prenait aux tripes. De l’autre côté, le regret d’avoir renoncé aux huîtres à la première déconvenue sur nos pavés gras nous pendait au nez.
Ouais c’était la merde. Je devais faire un choix décisif entre deux mauvaises solutions. Vous comprenez maintenant pourquoi il me fallait ce moment de concentration extrême, le cerveau posé sur le point focal de cette lentille géante.
Et le miracle a eu lieu. La magie a opéré. À la dernière gorgée de mon cocktail de beauf, j’ai su très exactement ce qu’il fallait faire. Je suis incapable de dire ce qui m’a finalement inspiré. La fourberie britannique qui imprégnait l’air de la campagne ? La puissance des astres venue stimuler mes neurones ? Le chant de tous les lâches qui m’avaient précédé ici bas ? Peu importe. J’avais la solution et c’est tout ce qui comptait.
Je rentrais, triomphant, avec en poche le plan ultime dégoulinant d’astuce. Cela tenait en deux concepts assortis : postuler, pour éviter les regrets, mais faire le minimum pour ne pas optimiser mes chances. Produire le strict nécessaire pour faire en sorte que les autres décident à notre place.
Ainsi pas de regrets d’avoir laissé filer une chance de se tirer d’ici. Et pas de remords de se retrouver dans un mouroir pour retraités, à se faire chier pour le restant de nos jours. Quoiqu’il arrive, nous ferons en sorte que ce soit la faute des autres. La faute de ce con qui nous aura condamnés à rester ici dans la jungle urbaine. Ou la faute de cet imbécile qui aura signé pour nous envoyer mourir d’ennui dans la vase de cette ville de vieux.
J’ai appliqué le plan à la lettre. J’ai transmis ma candidature avec un CV au design moyen et une lettre de motivation dénuée de souffle épique, terne et administrative. J’ai passé un entretien passable où je n’ai vendu qu’une dose trop raisonnable de rêve.
Et devinez quoi ? Tout a fonctionné exactement comme prévu. Je n’ai pas été retenu. Mais ce n’est pas passé loin. Parfait : un coup de maître. Ce gogol de directeur n’avait pas su détecter mon incroyable talent derrière cette présentation passable. Cela faisait de lui un recruteur particulièrement médiocre. Mais surtout : il était désormais responsable de toutes nos futures contrariétés.
Le plus drôle c’est que j’ai su quelques jours plus tard que la boîte avait sélectionné pour le fameux poste un de mes amis au profil tout à fait analogue au mien (en mois bien évidemment). Je me suis fendu d’un petit message : « Toutes mes félicitations ! Tu le sais peut-être, j’avais également candidaté pour ce poste. J’étais déçu de ne pas avoir été pris. Mais je suis finalement très heureux de savoir que c’est toi qui m’as coiffé sur le poteau. Encore bravo ! ».
Pas de choix.
Ni remords ni regrets.
Et des responsables à haïr à notre place.
Le bonheur des lâches.
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