Tu pourris la réputation de l’amour

Vous connaissez Ava Max ? Moi non. Enfin jusqu’à hier encore, j’ignorais tout de l’existence de cette sous-Lady Gaga sans grand intérêt. Je vivais encore dans un monde sans Ava Max au moment où avec Mme Reznyk, puant la classe et l’huile solaire, nous faisions une entrée remarquée au saloon du resort todo incluido où nous essayons d’oublier le froid et la grisaille de Paris. Ce petit dépaysement n’ayant pas de prix mais malheureusement un coût, il fallait qu’on bosse un peu entre la plage et le restau, histoire de pouvoir participer à l’aise à la grande messe noire du tourisme de masse en prenant notre part de saccage écologique du littoral de Quintana Roo. D’ailleurs, j’écris ces lignes au bord d’une piscine de rêve, régulièrement approvisionné en cocktails rallongés, quelque part entre Cáncun et Playa del Carmen.

À notre arrivée, des vieux clips des années 80 étaient projetés sur un des murs du bar. Amusés par le son vintage, on a décidé de se poser pas trop loin de l’écran. Mais après avoir subi Pass the Dutchie, When Doves Cry et Words (dont come easy to me), le responsable en chef de la télécommande a décidé que les conneries, ça suffisait et a dégagé FR David sans autre forme de procès et surtout sans consulter ses clients VIP. C’est là que la situation a tourné au vinaigre et que nous nous sommes retrouvés propulsés de force dans une tourmente de hits récents tous plus médiocres les uns que les autres. 

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Vous pouvez conclure que ce rejet des succès commerciaux contemporains fait de moi un de ces vieux cons qui chouinent à longueur de journée sur la chute du niveau scolaire et culturel, ou plus largement sur la fabrique à imbéciles qu’est devenue notre civilisation. Après une pause introspective (ne faites pas ça chez vous : mieux se connaître est le meilleur moyen de sombrer dans la haine de soi), je crois que je peux confirmer que c’est très exactement ce que je suis aujourd’hui. Je suis devenu mon grand-père, assis au bout de sa table avec ses mots croisés, crachant son fiel sur son poste de télévision du matin au soir.  

Nous avons donc pris en pleine face et sur écran géant, les Nicki Minaj, les Ed Sheeran, les Miley Cyrus et bien évidemment, la fameuse Ava Max. Malgré tous mes efforts, mes défenses psychiques n’ont pu repousser qu’une partie des décibels de la diarrhée musicale de son Kings & Queens. J’ai donc écouté d’une oreille distraite ce gruau de mélodies resucées et mon cerveau reptilien a immédiatement détecté une séquence ADN bien identifiée. Non ! Il n’a quand même pas osé. Il n’a pas encore osé !

En 1986, Desmond Child, génial faiseur de tubes auteur d’une impressionnante liste de pépites du rock commercial, reçoit une commande du producteur de Bonnie Tyler qui réclame une chanson sur le thème de l’androgynie dont « les couplets devront sonner comme du Tina Turner, le pont comme du Police ou du U2 et le refrain comme du Bruce Springsteen ». C’est à partir de cet ambitieux cahier des charges que naîtra If You Were a Woman (And I Was a Man). Évidemment, vous vous en souvenez parce qu’en France le titre s’est plutôt bien classé et a remporté un certain succès. Mais Desmond, lui, il est pas trop trop content du flop de sa chansonnette dans les charts anglais et américains. La France ne lui suffit pas pour un refrain aussi catchy. 

C’est le moment précis que le destin (sous les traits maquillés de Paul Stanley) choisit pour mettre le lumineux Jon Bon Jovi sur sa route. Et hop. Ni une ni deux, la mélodie injustement boudée est aussitôt refourguée au rital du New-Jersey, en y collant de nouvelles paroles au doux fumet revanchard : shot through the heart, and you’re to blame, you give love a bad name. C’est direct la première place du billboard et le commencement d’une longue et fructueuse collaboration. Voilà de quoi encourager la roublardise. 

Et Bonnie me direz-vous ? N’est-elle pas autant que nous la cocue de l’histoire ? Elle y trouvera son compte quelques mois plus tard quand le hitmaker lui sortira un album complet pour un budget signé au départ pour seulement trois titres. Élégant ou pas ? Les affaires sont les affaires. Côté Bon Jovi, la suite on la connaît : Desmond et Jon accoucheront notamment de l’iconique living on a prayer, dont les personnages Tommy et Gina sont directement inspirés de Child et son ex Maria Vidal. Mais c’est une autre histoire qu’on se racontera peut-être à l’occasion. 

Revenons à notre jeune Ava, notre starlette peroxydée, qui se sent « 100% albanaise » sans avoir probablement foutu les pieds en Albanie. Que vient donc faire pour une troisième tournée le refrain de If You Were a Woman dans cette soupe instantanée saveur girl-power pour néo-barbares ? On n’a pas assez souffert comme ça ? Ne peut-on rien respecter dans ce monde où la créativité semble définitivement morte et enterrée, pour être seulement exhumée par des pilleurs de tombes ? 

En consultant les stats de Kings & Queens, j’ai pu constater que Desmond Child était effectivement crédité au milieu de huit autres songwriters. Neuf pour écrire cette daube ! Hallucinant. Difficile de dire si Child a eu une participation active ou s’est simplement fait sampler de manière plus ou moins consentie. On ne va pas trop gratter, mais les interviews d’Ava Max postés sur le compte Facebook de notre légende du rock écartent définitivement l’hypothèse d’un viol musical. Parce que oui, tu le sens, le moment est arrivé de se poser la vraie question : peut-on pardonner ce double autoplagiat purement scandaleux ?

Au-delà du fait que notre Desmond est un mec sympa à qui on a envie de faire de gros câlins, on n’aurait vraiment pas de face de jouer les ingrats. C’est vrai qu’on a déjà passé l’éponge pour les collaborations honteuses avec Ricky Martin, Tokyo Hotel et même 2be3 et que l’ardoise commence franchement à peser. Mais une chose est sûre, nous, les gens de goût, lui devons une sacrée partie de notre track-list essentielle : I Was Made For Lovin’ You, Heaven’s on Fire (Kiss), Heart’s Done Time, Dude (Looks Like a Lady), Angel, What it Takes, Crazy (Aerosmith), Livin’ on a Prayer, Bad Medicine, Keep the Faith, This Ain’t a Love Song (Bon Jovi), Poison, Bed of Nails (Alice Cooper), I Hate Myself for Loving You (Joan Jett) et j’en passe.

Alors écoute-moi bien Desmond. Au nom de tout ce que tu as fait pour notre génération, je vais t’absoudre, une fois de plus, mais c’est vraiment la dernière fois.

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3 thoughts on “Tu pourris la réputation de l’amour

  1. Il y a du punch. Mes références musicales datent un peu. Par contre Play del carmen ça me parle pour être resté quelque temps à quai sur Isla Mujeres. Le jaune qui habille certains mots est un peu pâle ce qui gêne la lecture. Je suis venu faire intrusion chez vous car je cherche à faire monter mon grainsalt.com dans le webranking sous forme d’échanges de liens.
    Bien amicalement.

  2. J’ai modestement écrit ce post en janvier 2021 sur ce blog et j’ai publié sur Medium une version en anglais en mai 2022.
    En mars 2022, un épisode de l’excellente émission d’Arte Tracks traitait ce sujet de manière plus vaste. Il y était question de « l’interpolation », ou l’art de recycler du vieux pour en faire du neuf en imbriquant les œuvres du copain dans une espèce de bouillon de culture pas toujours de première fraîcheur. En somme, un petit voyage aux frontières de la créativité et de l’inspiration, entre hommage et plagiat.
    Evidement, cet épisode de Tracks est avant tout fondé sur une interpolation de mon article, vous vous en doutez bien. Rien que pour ça, ça vaut le coup de le regarder.
    Tracks. Le business du recyclage musical. Peut-on encore écrire des chansons originales ? (par exemple sur YouTube)

  3. Hey Paul, c’est en ouvrant mon browser pour essayer de bosser quelques minutes en télétravail le matin, pour une fois, que je suis (re)tombé sur ton article.
    Mais cette fois, j’avais mon casque anti-bruit vissé sur les oreilles, au calme, concentré dans mon bureau sous les combles. Parfait pour travailler, parfait pour relire ton article et écouter les morceaux…

    et puis, voila, au détour d’une video youtube (et ouais, les putains de dark pattern ont frappé, j’ai cliqué sur les liens pour avoir mon shoot de dopamine numérique à gafa et en enchaînant je me suis tapé 5 secondes d’une video merdique avec une musique d’ascenseur, mais je m’égare, reprenons)

    Donc, là, sur ce lien, je tombe sur qui ? Sur Desmond brandissant son award pour Kings and Queens !!!!

    MAIS OUI, IL A EU UN ASCAP Pop Award !!! Officiellement pour son boulot d’interpolation en plus !

    Et bien, Paul, je n’avais jamais vu un compositeur avoir honte d’expliquer face camera pourquoi il a remporté ce superbe oscar.
    C’est fait.

    Et t’as raison, c’est vrai qu’il a l’air sympa. C’est vrai que ces 57 secondes devant sa piscine, mal rasé, mal réveillé, se forçant à trouver quelque chose à dire, ça m’a fait pitié.

    D’ailleurs, le seul sourire vraiment sincère c’est quand il parle de son ancienne chanson…
    Un sourire qui se fige ensuite quand il récite poliment ses remerciements à l’équipe qui a merveilleusement interpolé son ancienne chanson avec brio et inspiration.

    (read my lips :
    « les gars, j’y suis pour rien dans cette daube, je suis juste à la fois catastrophé que cette bande de connards m’ait proposé du fric que j’ai lâchement accepté et soulagé qu’il ne m’aient massacré que mon refrain, le reste est intact, thanks to the god of music) »

    PS : j’ai accepté de faire cette merde de video parce que ça faisait partie du contrat.

    PS2 : avec 362 vues, m’en suis pas si mal tiré que ça…putain, c’était près cette fois ci. La prochaine fois j’irai faire une pub en Corée, c’est moins risqué pour son estime de soi selon mon coach naturopathe.

    Et puis, Paul, il y a le final…et quel final, un regard triste, une vérité désespérée sous forme de lapsus…
     » Everything new is old » or I don’t know, maybe…. »Everything old is new ». Fondu au noir, et sortie de l’artiste.

    Paul, une dernière question…
    Cette video a été publiée après ton article.

    Tu crois à la synchronicité ?

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